par Didier
15 Mar 2012, 10:09
« Au retour, nous remontâmes la vallée de la haute Tungkalis par l'ancienne route japonaise engloutie dans un chaos de gorges, de murailles, de ravins, de bas-fonds aux eaux boueuses infestées de sangsues, de bambousaies effondrées, d'épineux enchevêtrés, de jungles élastiques; exubérant enfer visqueux dominé par les magnifiques et sereines forêts de crêtes. Le premier champ de bataille de Learoyd ! La dernière piste de Tamong Miri le Redoutable!
Le soir nous campâmes dans une vaste clairière au-dessus de la rivière, jouissant de ce luxe des Muruts : un ciel libre. Le Comanches firent rôtir un porc sauvage et cuire du riz dans des bambous creux. Le nuit était limpide, la pluie en fin d'après-midi avait lavé le ciel. Nous étions heureux. Après le repas, nous nous étendîmes sur le dos près des braises rougeoyantes et nous contemplâmes les étoiles en mâchonnant des brins d'herbe. Le monde était silencieux. Nous bavardions de choses lointaines, tout ce qu'on peut dire à la lueur des étoiles quand on est heureux... de l'amitié! J'avais sorti mes jumelles pour observer de plus près Orion et Altaïr et je voyais poindre d'autres petites lueurs, invisibles à l'oeil nu. Et il y en avait d'autres encore, que même le plus grand télescope n'eût pas révélées... C'était une de ces nuits bénies où l'on oublie que l'homme est un étranger de passage sur cette terre, que la vie, l'amitié, la mort, n'ont pas plus d'importance que la destinée de ces brins d'herbe, où nous mordions; que la nature n'est ni douce, ni cruelle, qu'elle n'est rien...
Un flot de brouillard blanc sous la lune montait avec lenteur de la Tungkalis comme une eau calme, noyant silencieusement la vallée à nos pieds, effaçant les ravins, enveloppant les arbres tout proches. Learoyd jeta une brassée de bambous secs sur les braises et les grandes flammes toutes crépitantes d'étincelles repoussèrent autour de nous la fantomatique marée. Les Comanches, voyant nos visages heureux, firent du bruit et discutèrent jusqu'au matin. »
Pierre Schoendoerffer, L'Adieu au roi.
Respect.
Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. (La Rochefoucauld)