Bonjour,
Revenons-en 1998, après Eurailspeed Berlin du mois d’octobre. Comme nous l’avons vu, la SNCF a entamé une mutation interne et notamment celle de ses services techniques. En l’occurrence, la Dir. Du Matériel à laquelle j’appartenais désormais, a mis à l’étude la possibilité de se scinder en deux entités avec, d’une part des Départements Matériels qui seraient les pôles d’appui aux Directions des Activités commerciales et, d’autre part un centre d’ingénierie réunissant les experts techniques. Finalement, suite à de longues réflexions (plusieurs mois, voire années) avec les dirigeants d’unités, les partenaires sociaux i tutti quanti, c’est ce schéma qui sera adopté avec une délocalisation du Centre d’Ingénierie du Matériel (CIM) au Mans et le maintien des Départements Matériels au 15 rue Traversière à Paris. Sans compter que le transfert était prévu de se faire par étapes, ne serait-ce que d’attendre que le futur bâtiment soit sorti de terre.
J’avais un collègue, Bernard Roure, qui devait rejoindre une cellule d’experts dont la spécialité était la résistance des structures et la sécurité passive. Il a donc libéré un poste, lequel me sera attribué sous l’appellation « responsable de lot caisse locomotives ». J’ai récupéré ses activités liées essentiellement aux structures des BB 36000 et quelques derniers dossiers concernant les BB 26000. Et puis, il y avait une autre locomotive, dont l’appel d’offres avait été lancé, le constructeur retenu, et pour laquelle il allait falloir suivre l’étude et vérifier le respect du cahier des charges fonctionnel (cdcf) : la BB 27000. C’était aussi l’époque où le parc de locomotives fut réparti dans les activités avec un indice précédant leur numérotation d’origine. Ce seront donc des 427000, numérotation à laquelle je n’ai jamais pu me faire !
Un jour, j’ai reçu une information concernant les soudures des appuis des suspensions secondaires des BB 26000, les fameux blocs sandwich. Lors d’un levage, un agent de maintenance du dépôt de Villeneuve avait repéré des fissures à l’intérieur des longerons de caisse atteignant par endroits plus de 300 mm de long. Les tôles de caisse des BB 26000 ont été assemblées par soudures d’angle, non pénétrantes, c’est-à-dire sans chanfreins et sans talon. Nous avons alerté le constructeur sur ce non respect des règles de l’art auxquelles un Industriel est censé adhérer tacitement : réponse « les plans ont été acceptés dans l’état » ! C’est sur que ça tisse des liens… En conséquence, la SNCF s’est goinfrée la reprise des soudures des châssis des 234 locomotives (moins une ou deux radiées). L’opération se déroulait sur 5 jours ouvrables à Oullins-Machines et conjointement à cette opération, il y a eu le renforcement de la batterie d’accumulateurs.
Lors d’une marche d’essais, le conducteur attitré de la BB 36001 me dit : « j’entends comme de l’eau qui se balade en toiture, au-dessus des vitres de cabine, coté droit » (à la fin d’un freinage, il y a toujours une légère secousse). Ayant le même doute que lui, j’ai fait venir le responsable caisse de Belfort. Il a percé le montant supérieur de la cabine et en a retiré trois seaux d’eau ! 30 litres de flotte dans un corps creux d’une contenance de l’ordre de 110 litres. Alors, il a percé plus gros, taraudé, installé un raccord et il a mis sous pression d’air. Nous avons repéré en toiture la fuite d’air due à l’absence de soudure de la taille d’une lentille ! Quand il pleut, ce sont des dizaines de litres d’eau qui courent sur la toiture et l’eau ça s’infiltre par le plus petit interstice. La réparation s’est faite avec le produit miracle de l’époque : le tube de silicone…
La BB 36021 fut victime d’une prise en écharpe. Elle a été dirigée vers Oullins-Machines pour réparation. À cette époque, les locomotives étaient toujours en cours de construction et la SNCF ne possédait pas encore les dessins du constructeur. Alors, le chef d’atelier caisse m’a dit au téléphone : « je n’ai pas le temps d’attendre, je taille dedans ». La machine ayant été mise sur chandelles, ce sont environ 5 mètres de brancard de caisse qu’il a fallu remplacer, recouper les diagonales de caisse et les prolonger par de nouveaux éléments, puis refaire le tôlage de face. Le lendemain, nouveau coup de téléphone m’alertant que le CHSCT avait protesté, car lors de l’opération de disquage, d’épaisses fumées s’étaient dégagées. Le lendemain matin, j’ai débarqué à Oullins où j’ai pu voir (et photographier) tous les morceaux de châssis et de tôles de face entièrement corrodés de l’intérieur. J’ai ramassé un morceau de la taille d’une boite d’allumettes familiale : c’était de la peinture séchée dans le fond du brancard et c’est elle qui avait dégagé les fumées toxiques en chauffant. À la réunion plénière suivante, j’ai tout posé devant le Chef de projet du constructeur en jouant à la devinette : « à votre avis, c’est quoi » ? Par conséquent, la SNCF a percé tous les brancards des BB 36000 pour les passer à l’endoscope. (En fait, on prévoit des trous dans les corps creux et on y insère une canne qui vaporise de la peinture. Le préposé doit orienter la canne afin d’atteindre toutes les surfaces, au lieu de poser la canne et d’aller en griller une pendant ce temps-là). Tant qu’à faire, on a percé des trous de 20 mm dans la semelle inférieure des brancards de châssis des BB 36000, dans l’intention de les ventiler et d’en stopper la corrosion, à défaut de peinture correctement appliquée. À la fin de l’opération, la BB 36021 étant encore sous garantie, deux experts de Belfort sont venus à Oullins pour une visite contradictoire : l’un d’eux m’a dit : « vous les réparez mieux qu’on ne les construit ».
La BB 36021 sur chandelles, le flanc arraché lors d’une prise en écharpe. Elle sera rapidement réparée, sans les dessins de construction. Un bon relevé de cotes de la section tronçonnée et on reconstruit à l’identique.
Même la cuve qui renferme le transfo en avait pris un coup.
Pour les circulations dans le tunnel de la relation Lyon-Turin, les BB 36000 ont reçu un dispositif de détection incendie et certaines un dispositif plus complet de détection/extinction incendie. L’étude et la réalisation avait été confiée à Alstom. Pour cela, une BB 36000 rejoignait le site de Belfort pour installation du dispositif, l’opération durant une semaine ouvrable. Ce fut au tour de la BB 36023. L’opération ayant été finie un peu plus tôt que prévu, un agent d’essai s’est mis à faire des allers et retours sur la voie électrifiée de l’usine pour tester une nouvelle version du logiciel (nous en étions à la version V24.3 !!!, pauvres 36000). Attendu que cette voie est strictement réservée à un usage interne, l’agent ne quitte pas sa cabine et se contente d’inverser le sens de la marche pour les circulations. Sauf que ce jour-là, un vendredi soir, un train de 3 wagons chargés de rouleaux de tôle est entré dans l’usine. L’aiguille n’ayant pas été tournée après le passage des wagons, la 36023 s’est pris la voie déviée à un bon 50 km/h et le temps de taper l’urgence, elle s’est tout de même emplafonnée sur les wagons à 35 km/h.
Le lundi matin, les responsables d’Alstom ont bien été obligés d’en informer la SNCF, en prétendant toutefois que les répercussions n’étaient pas vraiment graves. Alors, le chef d’atelier caisse d’Oullins, son adjoint et moi sommes allés à Belfort pour inspecter la locomotive accidentée. Au bout d’une heure d’inspection de la machine, dessous, dedans et dessus, le verdict du chef d’atelier et de son adjoint est sans appel : la caisse est morte ! Il s’est avéré plus tard qu’elle était en tonneau, plus courte de 12 mm et plus large de 8. Sans conter tous les blocs moteurs dont les connexions avaient été arrachées, les tympans et traverses de pavillon enfoncés par leur basculement, etc.…
Puis nous sommes allés en salle de réunion pour une confrontation client/fournisseur en présence de l’assureur d’Alstom. Après les échanges de points de vue des deux parties, l’assureur a déclaré : « hé bien messieurs, je constate que vous estimez le même devis d’environ 1500 heures de réparations, on n’oublie rien ? Alors j’ai pris la parole : « tant que la locomotive est indisponible, il faut ajouter une pénalité pour un manque à gagner de l’ordre de 8 kF/jour ». Ce n’est qu’au bout de trois mois qu’Alstom s’est décidé à construire un nouveau chaudron (la 61ème BB 36000) et de l’équiper avec les appareillages réparés de la 36023.
De retour dans le train, le chef d’atelier d’Oullins me dit : « ce serait bien de récupérer la caisse accidentée, je pourrais m’en servir pour mon école d’apprentis chaudronniers ». J’ai contacté le chef de projet d’Alstom qui m’a dit : « pas de problème, je prends même en charge la livraison, ça me coutera moins que de la ferrailler ». Et c’est ainsi que la caisse nue de la BB 36023 s’est retrouvée à Oullins. Quelques deux années plus tard, c’est au tour de la BB 36050 de prendre un mauvais coup. Les chaudronniers de la SNCF sont de bons professionnels et ne reculent devant rien ! Ils ont coupé les deux caisses et les ont raboutées. Un coup de peinture et la 36050 est repartie vers d’autre aventures… J’avais dit au responsable de projet SNCF des locomotives : « sur un engin ferroviaire, il n’y a qu’une pièce qui est unique : c’est la caisse »
La BB 36050 en mauvaise posture. Dans un choc frontal, le châssis s’est affaissé (photo Olivier Boutry).
On coupe ce qui ne va pas (photo Olivier Boutry).
On récupère ce dont on besoin (photo Olivier Boutry).
On raboute (photo Olivier Boutry).
Et voilà, la machine peut repartir, comme neuve. J’ai reçu un mp d’un abonné de FT me parlant des BB 26000 et 36000. Nous avons un jugement différent sur la BB 26000, par contre, je partage entièrement son appréciation sur la BB 36000 : assurément une très belle locomotive, surement la plus belle en service. J’ai vu des photos de BB 36000 au Maroc, cradingues à souhait : c’est bien triste, elles ne méritaient pas ça…(photo Olivier Boutry).
A titre anecdotique, la BB 36024 avait reçu des tampons fusibles. Afin d’inclure la cartouche d’absorption d’énergie, il fallait trépaner la traverse de tête au niveau de la surface d’appui des tampons classiques. Une société de Lyon avait mis au point aune machine-outil originale : son bâti se fixait aux trous de boulonnage des tampons puis un outil de découpe décrivait une rotation, tout en pénétrant la tôle. Un aimant venait de placer sur le disque en fin de découpe afin d’éviter sa chute pouvant occasionner la casse de l’outil en débouchant. Cet essai n’a pas été suivi d’une application en série. D’ailleurs, cette disposition aurait pu également s’appliquer aux BB 26000, par similitude de leurs traverses de tête.
La BB 36000 est une locomotive qui n’a pas été demandée par la SNCF. C’est son constructeur, Alstom, qui en a proposé la production car ce dernier souhaitait avoir à son catalogue une locomotive à chaine de traction asynchrone, contrairement aux BB 26000 à moteurs synchrones. Dans ce contexte, la SNCF a accepté que la commande des 30 dernières BB 26000 bicourant soit transformée, par amendement au contrat, en 30 BB 36000 tritension. Par la suite, par un avenant au contrat, 30 nouvelles BB 36000 ont été commandées. Cette machine tritension est encore à ce jour unique au monde puisqu’elle développe la même puissance quelle que soit sa tension d’alimentation. Grâce à son équipement en 3 kV cc, la BB 36000 peut aussi circuler en Belgique et en Italie.
Pour son homologation en Belgique, je m’étais rendu à la Direction du matériel de la SNCB, face à la gare de Bruxelles-Midi, dans le bureau d’un certain Triphon Menehoult. À ce rendez-vous, j’avais emmené tous les rapports d’essais d’homologation de la partie caisse BB 36000 chez nous. Après l’analyse de chacun des rapports, la seule remarque qu’il ait faite a concerné la signalétique intérieure de la cabine pour laquelle nous avons ajouté les logos des issues de secours et l’indication de la présence de courant électrique suivant la fiche UIC. Nous en avons également profité pour compléter les marquages extérieurs suivant la fiche UIC correspondante (ce qui n’était pas une coutume à la SNCF) et les avons également appliquées aux BB 27000/37000 de construction. Pour ces deux derniers points, un dessin des peintures et inscriptions et des photos de la machine prototype ont suffi pour clore le dossier d’homologation à la SNCB.
Par contre, pour l’homologation en Italie, ce fut nettement plus folklorique. Je m’étais rendu trois fois à Modane pour rencontrer des italiens chargés de l’homologation des BB 36000. Outre le fait qu’il ait fallu ajouter un deuxième siège en cabine - les italiens conduisant à deux agents - et pas un simple strapontin : non, un siège à confort équivalent à celui du conducteur. Il a fallu vérifier l’épure de visibilité, que l’on fait normalement avec des tracés, mais qui pour l’occasion s’est réalisée avec un mec qui a fait dix pas en avant, puis 3 sur le coté depuis l’axe de la voie et a posé son attaché-case au sol : cette gesticulation était censée vérifier la visibilité des signaux bas par le conducteur assis. Bref, j’ai plusieurs fois entendu le mot « malletta », j’en ai déduit que la cabine était conforme sur ce point. Je vous passe la liste des agrès italiens, les inscriptions en italien qu’il a fallu ajouter dedans et dehors (qui ne répondent d’ailleurs à aucune exigence UIC) i tutti quanti. Au bout de la troisième rencontre à Modane, de retour à Paris, je suis allé voir le Chef de projet BB 36000 et lui ai dit : « je ne remettrai plus les pieds à Modane pour toutes ces conneries. Attendons que nous homologuions la E-402 B, et tu verras, celle de la 36000 suivra dans la foulée » ! Ainsi fut fait.
La BB 36031 apte au trafic avec l’Italie. Cette machine est un magasin de pièces ambulant : à bord, il y a des lanternes de queue françaises et Italiennes, des cales anti dérive françaises et italiennes (les unes sont blanches, les autres sont jaunes : heureusement que les belges n’en ont pas voulu des blanches striées jaune), des drapeaux rouges français et italiens (les hampes sont différentes alors qu’elles se plantent dans le même porte-drapeau) des drapeaux verts italiens, etc la liste est encore longue. Sous les fanaux blancs de la machine, on aperçoit des collerettes en arc de cercle : ce sont des porte-disques translucides qui autorisent l’insertion de disques rouges, verts et coupés noir et transparent pour répondre aux caractéristiques de toutes les administrations sur lesquelles elle est autorisée à circuler. Enfin pour l’Italie, il a fallu ajouter les petites moustaches rouges pour une meilleure visibilité ! Par contre, les BB 36000 rouges ont échappé à l’ajout de moustaches vertes…
2B.