Je reviens sur l’enquête publique de 1845 concernant l’implantation de la gare lyonnaise du chemin de fer de Paris à la Méditerranée et du débat passionné qu’elle a suscité auprès des Lyonnais. Pour commencer, je vais à nouveau citer Louis Bonnardet et son mémoire lu le 20 septembre 1845 à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon :
« Si vous demandez à Lyon, s'il vaut mieux pour lui, que le chemin de fer passe ici ou là; que l'embarcadère soit sur ce point ou sur tel autre; il vous répondra: oui et non; oui, si je parle pour le Midi, non, si je parle pour le Nord; et ainsi de suite. Cette question n'est donc pas susceptible d'une véritable solution puisqu'elle les admet toutes, même les plus contradictoires, et que tout dépend, comme l'a dit un jour M. Molé, de quel côté on se tourne. »
[...]
« Il faudrait, en un mot, fixer la ligne où s'arrêterait le profit, où commencerait la perte; toutes choses évidemment au-dessus de nos forces, et qui n'étant, à tout événement, susceptibles d'aucune démonstration raisonnable, donneraient lieu ainsi que cela arrive, du reste, à des débats sans résultats, à des affirmations et à des dénégations entre lesquelles il serait impossible de choisir avec quelque connaissance de cause. Ces questions sont celles qu'on ferait mieux, en vérité, de résoudre à croix ou pile, que d'en faire l'objet d'un pareil débat.
Aussi voyez ce qui est arrivé! L'enquête a trouvé des raisons au service de tous les intérêts, et à peu près aussi bonnes les unes que les autres. On dirait, à voir ce qui s'est passé, que chacun a pris son argumentation, non dans sa tête, mais dans sa poche. Dites-moi où est la maison, je vous dirai l'opinion. Avec un Indicateur lyonnais, avec le registre de l'impôt foncier surtout, j'en saurai autant et plus que la Commission qui a dépouillé le registre d'enquête.
Tot capita, tot sensus ; autant d'intérêts autant d'avis. M. un tel qui a dit blanc, parce que ses propriétés sont ici, eût dit noir si elles eussent été du côté opposé. Je défie qu'on me cite un avis qui ne repose sur un intérêt. C'est là un fait que je rappelle et non un blâme que je formule. Une enquête comme celle qui a été faite n'est autre chose qu'un appel aux intérêts. On s'est adressé à eux, il fallait bien qu'ils répondissent. »
[...]
« Ce n'est pas tout: les intérêts lyonnais, déjà si divisés entre eux à ce sujet, se sont encore trouvés en opposition avec l'opinion de MM. les ingénieurs qui, par leur position, se placent plus spécialement au point de vue général et politique; et, à ce point de vue, en effet, ils peuvent avoir parfaitement raison, alors même qu'ils auraient parfaitement tort au point de vue lyonnais. »
Au moins quatre projets d’implantation de la gare ont été proposés et discutés :
- - A Perrache, avec un tunnel sous la colline de Fourvières et deux gares marchandises, l’une à Vaise (avec une gare voyageurs également) et l’autre à la Guillotière ;
- Aux Brotteaux, après avoir franchi la Saône et le Rhône au Nord de Lyon ;
- Au centre de la Presqu'île, entre la place des Terreaux et la place Bellecour ;
- Sur la place Bellecour.
Les deux dernières solutions ont vite été écartées et le débat s’est focalisé sur Perrache et les Brotteaux. Cependant, c’est la troisième solution qui avait la nette préférence de Louis Bonnardet et son argumentation est intéressante.
« Avant tout donc, ce que Lyon doit combattre, c'est la traversée;
Après la traversée, le projet des Brotteaux, par la raison qu'il est plus propre que tout autre, à provoquer l'émigration de la population de Lyon.
Quant au projet de Perrache, bien qu'à certains égards il doive nuire à plusieurs quartiers de cette ville, et surtout à ceux du nord et à la Croix-Rousse, il est juste de reconnaître qu'il éloigne le danger, parce qu'ainsi que ses adversaires le proclament eux-mêmes, il se prête moins bien au déplacement de la population centrale.
Mais le projet par excellence, au point de vue de Lyon, est assurément celui du centre, que nous recommandons de toute la religieuse puissance de nos convictions, à ceux qui tiennent la balance dans laquelle se pèsent nos destinées, d'autant plus qu'il serait de nature à mettre tout le monde d'accord et donnerait une égale satisfaction à toute l'agglomération lyonnaise, sans en excepter les Brotteaux qui se trouvent eux-mêmes placés précisément en face. »
A propos du site et du projet lui-même :
« Si on pénètre dans ce carré long qui se trouve renfermé entre le Rhône et la Saône, entre Bellecour et les Terreaux, c'est-à-dire entre les plus beaux quartiers et les plus beaux quais de Lyon, on trouve une ville puante et sale, des rues étroites et tortueuses, des maisons ignobles et ruinées, qui contrastent étrangement avec la brillante enveloppe qui les cache.[…] Et pourtant, ces quartiers si dégoûtants, si justement fuis, si mal habités, occupent le terrain le plus précieux de Lyon.
Or, c'est là que, d'après les auteurs du projet dont je parle, le chemin de fer viendrait aboutir; c'est là que serait placé l'embarcadère, pour les voyageurs seulement; c'est là que seraient élevés sur tous les terrains restés libres, de nouveaux édifices appropriés à nos goûts et à nos besoins actuels ; c'est là que seraient percées des rues larges et droites, en échange de ces couloirs obscurs et tortueux qui sillonnent maintenant cette partie de la ville; c'est là que Lyon, dépouillant cet aspect de dégoûtante décrépitude que présentent ces quartiers, se relèverait brillant et rajeuni, plein d'avenir, et fort d'une vie nouvelle, comme fait une fleur, fille parfumée du fumier le plus immonde ; c'est là enfin, que le commerce trouvant au centre même de Lyon, et entre ses deux rivières, des locaux commodes et convenables, reviendrait se fixer, et renoncerait aux tendances excentriques qui le poussent à s'éloigner. »
Du point de vue technique :
« Sous le rapport de l'art, je ne crois pas les difficultés plus grandes qu'ailleurs. Un viaduc qui ferait du pont de Nemours un pont couvert; un embarcadère placé au centre des quartiers dont j'ai parlé, sous lequel continuerait à circuler la population, et qui ne gênerait et n'interromprait aucune communication, me sembleraient, sous tous les rapports, réunir des avantages d'une appréciation simple et facile. »
Le pont de Nemours dont il est question n’existe plus. A l’époque, il était encore en construction en remplacement de l’ancien Pont du Change démoli en 1842. Les travaux du nouveau pont ont débuté en 1843 pour s’achever en 1848, date à laquelle il reprend le nom de Pont du Change. Il est détruit en 1974. Cette idée de pont à deux niveaux fait penser au pont de Bir Hakeim à Paris qui permet à la ligne 6 du métro de traverser la Seine. Cela aurait pu faire un bel ouvrage à Lyon ! Par contre, quand on regarde sur un plan, on voit que le pont de Nemours / Pont du Change se trouvait dans l’axe de l’église Saint-Nizier classée au titre des monuments historiques en 1840… Louis Bonnardet et les auteurs du projet pouvaient-il l’ignorer ? En tout cas il n’en parle pas.
Pour conclure sur cette solution :
« Si quelque chose, en effet, devait atténuer le mal qui doit résulter, pour notre ville, de la traversée, ce serait assurément ce projet, soit parce qu'il rendrait le chemin de fer plus commode, plus facile, et moins dispendieux que tout autre; soit parce qu'aboutissant au centre même de Lyon, il tendrait, par la force des choses, à y maintenir la vie et le mouvement, sans perturbation trop immédiate, pour les intérêts existants, et surtout pour ceux des quartiers du Nord et du Centre qui sont les plus menacés; soit enfin parce qu'il serait, pour notre ville, l'occasion et la cause d'une régénération qui, sans elle, n'aura peut-être jamais lieu. »
Le quartier évoqué ici a quand même fait l’objet d’une transformation à partir de 1853 sous le mandat du préfet Claude-Marius Vaïsse, surnommé par les historiens le « Hausmann lyonnais ». C’est intéressant de voir qu’à cette époque, l’idée qu’une gare pouvait avoir un potentiel régénérateur dans un quartier en crise était déjà dans les consciences.
On le sait, c’est le projet de Perrache qui a eu gain de cause. On peut comprendre que le projet d’une gare plus centrée devait rebuter les ingénieurs à cause des expropriations qu’il aurait fallu gérer et peut-être aussi la coactivité avec un projet urbain.
Quant à la solution d’une gare aux Brotteaux, pour faire simple, elle avait le grand inconvénient d’être située hors de la ville de Lyon. En effet, le quartier des Brotteaux dépendait de la commune de la Guillotière rattachée à Lyon en 1852. En 1845, pour les Lyonnais, la gare devait être située dans Lyon et pas de l’autre côté du Rhône, au grand désespoir de la compagnie ferroviaire.
J’y reviendrai très bientôt à la solution des Brotteaux.
A suivre donc…