Bonjour,
J’étais tranquille, j’étais peinard depuis environ quatre mois, lorsqu’en milieu de matinée d’un mois de mai 2006, le téléphone sonna. « Bonjour Bernard, c’est François Lacôte ». Après les cordiales salutations et les papotages bienséants, il me demanda si j’accepterais de travailler pour lui au métro de Singapour. « Mais, je ne connais rien en métro » lui répondis-je. « Ce n’est pas grave, pourriez-vous passer à mon bureau, je vous expliquerai ce que j’attends de vous ». En sortant de là, j’avais accepté la mission et avais signé le contrat d’embauche.
Alstom avait reçu une commande pour la fourniture de rames du métro de Singapour. Ces rames ont été construites sur le site de Valenciennes. C’est un métro à écartement et à gabarit ferroviaire standards, alimenté par 3ème rail, à conduite automatique et circulant en tunnel. Dans ces tunnels, il n’y a pas de trottoir latéral ni d’espace suffisant entre le train et la voute pour évacuer les passagers en cas de nécessité. Ce sont donc les deux extrémités de la rame qui sont dotées de portes d’évacuation de secours.
Le dispositif d’évacuation est constitué d’un vantail de porte articulé par le haut (exactement comme un hayon d’automobile) et d’une rampe d’accès constituée de plusieurs palettes articulées qui se déploient à l’ouverture du vantail ; cette rampe d’accès est bordée par deux cordages qui font office de garde-fou. Le système est commandé par les voyageurs en déverrouillant une poignée intérieure qui n’autorise l’ouverture qu’à condition d’avoir le retour d’information que le courant est coupé dans la voie. Puis deux bras soulèvent le hayon dont la masse est de l’ordre de 400 kg : les bras de levée sont constitués de vérins d’environ 30 mm de diamètre et qui contiennent une cartouche de gaz sous pression à 180 bars. À mi-parcours du soulèvement du hayon, la rampe d’accès se déploie. Elle permet de descendre d’une hauteur de l’ordre de 1,30 m (hauteur du plancher du train plus hauteur des rails) pour rejoindre le niveau de la plateforme au sol et ce sur une longueur d’environ 6,50 m afin que la pente ne soit pas trop forte ! Le système doit être fiable à 100 % et doit être testé par l’exploitant tous les trois mois. Dernier détail : un seul bras n’a pas la capacité de soulever le hayon, il faut obligatoirement que les deux entrent en action et soient à leur valeur nominale. Ça, c’est la théorie.
Dans la pratique, le système avait été conçu par une entreprise espagnole qui, après sa faillite, avait été rachetée par la société Barat S.A., sise à Saint-Aignan (41). Cette dernière travaillait en tant que sous-traitante d’Alstom pour ce dispositif sécuritaire et avait aussi la lourde tâche de fiabiliser et d’améliorer le concept d’origine espagnole. Avec le responsable de « lot porte » d’Alstom Transport (ATSA), nous avions assisté à plusieurs essais et réunions de travail en BE pour justement atteindre ce taux de fiabilité de 100 %.
En fait, ce que cherchait à savoir François Lacôte, c’était : « pourquoi ça marche chez Barat S.A. et ça ne marche pas à Valenciennes une fois le système monté sur la rame » ? En tant que candide, j’avais aussi entendu parler d’un possible désaccord entre chefs de projet. Mais le problème majeur, et surement le seul à traiter d’ailleurs, venait du fait que tous les montages et vérifications étaient faits suivant une process qualitatif sans faille, puis l’ensemble du dispositif était livré à Valenciennes sur son gabarit de montage. Or, le gabarit de montage avait une précision de réalisation et une rigidité torsionnelle que n’avaient pas la caisse. C’est la conclusion à laquelle nous étions arrivés avec le responsable des portes d’ATSA. En cette fin de mois de Juillet, il m’avait donné rendez-vous début septembre pour réviser le process de fabrication de la caisse à Valenciennes dans le but d’approcher au mieux les cotes du mannequin et de définir les calages idoines pour que la transposition du système se fasse dans un environnement géométrique identique.
Durant tout le mois de septembre, aucune nouvelle. Et puis, le 02 octobre, j’ai reçu une lettre à en-tête Alstom. Elle contenait un courrier mettant fin à mon contrat accompagné d’un chèque pour « solde de tout compte ». À la mi-octobre, mes anciens collègues des essais du TGV en plaine d’Alsace (1978/1979) organisaient aux ateliers de Villeneuve TGV une petite fête, suivie d’un repas au restaurant pour les 25 ans du TGV PSE. François Lacôte était parmi nous et quand nous fûmes isolés, il me demanda : « où en êtes-vous au sujet des portes du métro de Singapour ». Je lui répondis : « je n’en sais rien, j’ai été licencié ». J’ai bien vu sur son visage qu’il a tiqué, mais il est resté stoïque…
Le métro de Singapour avec son vantail ouvrant en face avant. (photo internet)
Le 03 avril 2007, le TGV roulait à 578,4 km/h. Pour célébrer ce record, ATSA avait fait transférer la remorque centrale et ses deux bogies moteurs pour être exposés au siège, 48 rue Albert Dhalenne à Saint-Ouen. Mon grand copain, Claude Pujol (que j’avais connu au BE de la Rue Traversière vers 1973 et qui avait rejoint ATSA après sa retraite de la SNCF) m’avait appelé en me posant la question suivante : « suite au record, on organise une JPO au siège mais, pour les familles des agents, présenter des bureaux avec des téléphones et des ordinateurs posés dessus, ce n’est pas attirant : aurais-tu une idée à me proposer » ?
- « Je vais demander à Bernard Ciry, il a des tas de maquettes de TGV, de locomotives etc., d’autant que c’est un ancien d’Alsthom ». Après l’avoir contacté, celui-ci a mis à disposition une part importante de sa collection qui fut présentée dans des vitrines. Mais le clou du spectacle fut un ovale de voies (estimé à 6,00 m x 10,00 m) sur lequel il faisait tourner des TGV à 300 km/h, 515,3 et 578,4 km/h ramenés à l’échelle avec une précision de pratiquement 100 % : vraiment impressionnant l’écart de vitesse relative entre les trois trains roulant simultanément. J’avais aidé Bernard Ciry au montage de ce « pistodrome » et l’avais assisté le lendemain lors de la JPO. Au cours de cette journée, mon copain Claude me dit : « il faut que je te présente Guillaume (son chef)».
Les présentations faites, Guillaume me dit : « Excuse-moi, c’est moi qui ait interrompu ton contrat sur l’affaire Singapour. On m’avait demandé de faire des économies, alors tu as fait partie du lot. Par contre, le grand chef (F. Lacôte) m’a mis une sacrée avoinée quand il a su que je t’avais viré ; je ne pouvais pas savoir » ! « Si tu es d’accord, j’ai un boulot à te proposer ». J’ai accepté ce nouveau job, mais à condition qu’il corresponde grosso modo à un mi-temps thérapeutique de retraité. Attendu que j’avais été licencié d’ATSA, mon embauche avait du passer via une société de portage. Une fois le contrat signé, on m’a affecté un bureau au siège. Fait du hasard, j’avais en face de moi l’ancien chef de projet BB 27000/75000 qui m’avait avoué que la barre de traction compression de la liaison caisse-bogie n’était effectivement pas une bonne solution et qu’elle avait posé des soucis sur les locomotives Prima livrées à la Chine ! Faute avouée est à demi-pardonnée, me suis-je dit.
Le projet que l’on m’avait confié portait le nom de code SAS-VH (pour Système d’Accès Sécurisé pour Voyageurs Handicapés). Dans le groupe de travail, il y avait la SNCF, l’Université de Paris VII, une « strart up » francilienne, RFF, le Prédit (qui assurait en outre le financement) et ATSA (que je représentais). Ce projet fait également partie d’un contrat avec l’État et les transporteurs qui doivent appliquer les mesures nécessaires à l’accessibilité dont l’application est pour 2015, basé sur le principe de l’égalité des chances.
L’un des documents de référence est la STI-PMR (Spécification Technique d’Interopérabilité pour les Personnes à Mobilité Réduite). La STI PMR autorise des lacunes verticales et transversales de l’ordre de 50 mm entre le quai et le train. Or, les associations d’handicapés disent que c’est encore bien trop pour le franchissement de telles valeurs en fauteuil mobile. Donc, pour faciliter l’accessibilité au train, les grandes lignes et les objectifs du projet SAS-VH sont :
- les lacunes acceptables ne devraient pas excéder les 20 mm.
- créer un accès pour les personnes handicapées mais aussi celles en situation de handicap. La population en situation de handicap est estimée à 30 % de l’ensemble des voyageurs utilisant un transport en commun. En effet, outre les personnes en fauteuil roulant (les PMR), il faut ajouter les mal et non-voyants, les femmes enceintes, les mamans avec des poussettes, les personnes âgées avec leur bagages, les jambes dans le plâtre et la liste est longue encore…
- l’accès se fait en entière autonomie par les PMR et par les voyageurs en situation de handicap.
- l’accès peut se faire avec les fauteuils roulants motorisés les plus lourds.
- la plateforme d’accès doit permettre de rejoindre l’emplacement en salle voyageurs et les toilettes dédiées à ces personnes.
- l’accès doit se faire depuis les quais bas jusqu’aux quais les plus hauts.
- pour des raisons de sécurité, le système de réduction des lacunes ne doit en aucun cas chevaucher le quai.
Mon premier rapport a consisté à mettre en évidence l’amplitude des sujétions auxquelles les voyageurs à mobilité réduite sont confrontés mais aussi les défis techniques à résoudre sur le matériel roulant pour l’implantation d’un tel dispositif. Celui-ci a fait l’objet d’une publication dans la RGCF.
Puis, nous sommes passés à la phase maquettage. Pour cela, je me rendais à l’usine ATSA de Reichshoffen. Les réunions techniques étaient animées par le chef du BE, un jeune ingénieur du nom de Paul Preis, et d’un autre jeune technicien, Eric Bisselbach titulaire d’un BTS et qui mettait à profit cette étude pour sa soutenance au CNAM (j’espère qu’il a obtenu son diplôme). Nous avions fait réaliser une maquette échelle 1 en contreplaqué simulant les palettes d’accès, la plateforme avec ses rampes donnant l’accès à la salle voyageurs. Pour l’anecdote, nous avions un fauteuil roulant et nous, valides, avons testé cet accès : un vrai parcours du combattant et nécessitant une force musculaire des bras non négligeable. Cette maquette avait mis en exergue le fait que les recommandations de la STI PMR sont parfois illusoires et que le projet SAS-VH avait un réel sens dans la recherche de l’amélioration des accès PMR.
Parallèlement à cette maquette, qui d’ailleurs fut testée sur le parvis de la gare de Lyon Perrache par un panel d’handicapés volontaires aux tests, nous recherchions un système de comble-lacune motorisé qui réduirait au mieux les lacunes entre le train et le quai (si possible, en deçà des 20 mm évoqués plus haut). Pour cela, il fallait mettre au point un système de détection du quai qui, une fois géo positionné, guiderait le nez des palettes du comble-lacune à sa rencontre. Nous avions contacté une entreprise spécialisée dans ce domaine (sise à Montpelier si ma mémoire est bonne) et il semble que des capteurs à infrarouges pourrait apporter la solution.
Puis, est arrivée la crise de 2008 entrainant une nouvelle vague d’économies. Mon contrat n’a donc pas été reconduit. Pour ma dernière journée de travail, j’ai répondu aux questions de deux personnes en charge des brevets : ils me questionnaient sur les subtilités techniques d’un système de caissons articulés contenant des palettes coulissantes que j’avais esquissé afin de vérifier si le dispositif était « brevetable ». Le soir même j’ai restitué mon PC et mon téléphone de service en faisant comprendre à mots à peine cachés qu’il valait mieux oublier mon nom et mes coordonnées. Et concrètement, je n’ai plus jamais eu de nouvelles de quoi que ce soit. Ah si ! J’ai récemment appelé mon copain Claude en lui demandant : « au fait, où en êtes-vous de SAS-VH » ? Il m’a répondu que malgré les engagements aux plus hauts niveaux et des travaux complémentaires réalisés, c’était au point mort. À mon avis, c’est mal parti pour 2015 ! Outre cet euphémisme de taille, je crains que nous n’ayons tout simplement pas les moyens de nos ambitions.
2B.